Entretien avec Mark Peter Wright

Mark Peter Wright explore des lieux à travers l’écoute et l’écoute à travers ces lieux. Il vit et travail à Londres. A travers de délicates compositions où se rencontrent sons, images, objets et textes, il parcourt l’histoire d’un site pour étudier et créer notre relation au passé, au déplacement et à l’abandon. Son travail a été joué, exposé ou publié par différents festivals, galeries, labels etdans les média, au Royaume-Uni comme à l’étranger. Il a reçu en 2009 le “British Composer of the Year Award” en Art Sonore pour son travail A Quiet Reverie [2008]. Il est le fondateur de Ear Room, une revue en ligne co-publié par Sound & Music. Il est représenté par la gallerie IMT.

Cette interview a été construite autour de réflections suggérées par Re:Walden, performance de Jean-François Peyret réalisée en collaboration avec Thierry Coduys en juin dernier, au théâtre Paris Villette. Le hub remercie vivement Mark pour sa gentillesse et son énergie au cours de la réalisation de cet entretien.

Photo by Chris Atkins

Enregistrement de Where Once We Walked | Photographie par Chris Atkins


Where Once We Walked | Preview Excerpts by Mark Peter Wright

1-Recherche et pratique artistique – Faits réels et imaginaire –Composition et Field Recording

Dans une précédente interview, vous décrivez comment votre recherche théorique et votre pratique artistique se mêlent dans votre travail jusqu’à ne former qu’une seule et même chose. Ceci s’illustre à mon goût parfaitement par un acte qui fait partie intégrante de la boîte à outil de l’artiste sonore d’aujourd’hui: la « marche sonore ». Découvrir un lieu à travers l’écoute implique de nombreux états du corps et de l’esprit, qui s’opposent et s’attirent. Dans le cadre de cette interview, nous nous amuserons à comparer le paysage à un texte et à découper les différents aspects de la découverte d’un lieu par l’écoute comme suit:

-«Lire le site»: se déplacer candidement d’un son et d’une vue à l’autre.

-«Lire au-delà du site»: développer une réflexion et laisser cours à son imagination au rythme de la marche. Un peu comme les idées qui s’étendent derrière les mots d’un texte.

-«Écrire»: Sélectionner et organiser des sons en en une sorte de « composition environmentale ».

A.B. La marche sonore est-elle votre méthode favorite pour la découverte initiale d’un lieu ou d’un espace ?

MPW.Découvrir et étudier un lieu par l’écoute est un processus plein de contradictions, d’imaginaire et de confusion. « Trouver la clef » est souvent difficile et il est vrai que la marche sonore offre un moyen simple et intuitif pour commencer à déchiffrer la complexité d’un site. Toutefois, pour le moins en ce moment, j’ai pris l’habitude de réaliser mes premières écoutes en position debout et immobile. C’est un peu comme une épreuve d’endurance: écouter et attendre. Brusquement, Il y une barrière que l’on franchit sans s’en rendre compte et là, on est complètement perdu. J’aime passer ce cap et «ne pas savoir». Il y a une citation d’Annie Dillard que je trouve très intéressante à ce sujet :

‘You empty yourself and wait, listening. After a time you hear it: there is nothing there. There is nothing but those things only, those created objects, discrete, growing or holding, or swaying, being rained on or raining, held, flooding or ebbing, standing or spread. You feel the world’s word as a tension, a hum, a single chorused note everywhere the same’.

A.B. Diriez de votre travail qu’il consiste à fabriquer de la fiction à partir des objets, des photographies et des sons que vous collectez dans un lieu ? Ou s’agirait-il plutôt d’explorer un lieu, guidé par votre imagination? Comment faits réels et éléments imaginaires s’articulent-t-ils dans votre recherche?

MPW. Je dirai que j’explore un site avec dans mon bagage un mélange de connaissances et de divagations. Fictions et faits réels sont toujours entrelacés et c’est à cette intersection que j’aime travailler. Une de mes publications récentes, Inanimate life, traite de ce problème. Les sons que j’y présente sont simples et évidents: une série d’enregistrements d’objets mis en mouvement ou en résonance par le vent. Les prises de son sont très détaillées et très proches de la matière: quasi microscopique. Au final, les textures que je présente sont assez éloignées de ce que l’on a l’habitude d’entendre. Ces sons existent bel et bien, mais se situent au-delà du mode d’écoute de la vie de tous les jours. L’imaginaire fait partie intégrante du son. L’auditeur est trompé en permanence. Le flou entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas fait partie intégrante de ce medium. J’essaye simplement d’écouter et de m’amuser avec ces propriétés.


South Gare, Redcar, a site of ongoing research

South Gare, Redcar | a site of ongoing research.


A.B. Vous choisissez des lieux dans lesquels la notion de « traumatisme » est très présente, que ce dernier soit de nature historique, politique ou écologique. Pourquoi ces lieux vous intéressent-ils en particulier ?

J’étudie l’impact qu’un traumatisme passé, présent ou futur peut avoir sur un lieu. Je cherche à savoir comment cette perturbation transparaît sur le paysage d’aujourd’hui, à un instant précis. Comment écouter cette turbulence? Entre-t-elle en résonance avec le politique, le social ou le subjectif du moment? Les lieux avec lesquels j’aime travailler, ceux qui sont chargés d’histoires, s’expriment naturellement au delà de l’endroit lui-même. J’aime tester la capacité du sonore à faire la même chose: s’étendre et communiquer au-delà de sa forme.

A.B. En quoi ce que vous souhaitez donner à écouter au public est-il différent de votre expérience sur le terrain ?

MPW. C’est une question intéressante. Techniquement parlant, le travail sur le terrain est un subtil mélange de sublime et de ridicule. Il y a de grands moments de détresse où l’on s’emmêle les pieds dans les câbles, où l’on branche tout à l’envers, où l’on n’arrive jamais à enregistrer ce qu’on croît avoir entendu. Mais il y a aussi des moments transcendants où on a l’impression de faire partie d’une sorte de vérité inexprimable.

Quitte à choisir, j’aimerai plutôt réussir à offrir à mon audience une expression de l’inexprimable… j’ai du travail en perspective!

Je travaille en ce moment sur un projet commissionné par Pacitti Company et qui s’intitule On Landguard Point. J’enregistre des sons à l’intérieur et à l’extérieur du Fort de Landguard, classé monument historique. J’y crée un audio guide alternatif, où les visiteurs pourront déambuler dans le fort en s’immergeant à la fois dans le travail sonore et dans le site tangible. Pour moi cette forme est la combinaison parfaite entre l’expression de mon point de vue sonore et la manière dont je souhaite que le public rentre dans le son, le lieu et son Histoire.

A.B. Quelle différence faites-vous entre écoute critique et écoute subjective ?

MPW : J’ai récemment interviewé Hildegaard Westerkamp dans le cadre d’une revue en ligne que j’ai créée intitulée Ear Room. Elle a dit quelque chose qui m’a vraiment marqué… Je lui ai demandé comment elle naviguait entre oreille subjective et oreille objective, et elle m’a répondu: « je ne crois pas en l’existence d’une oreille objective». C’est si simple et pourtant tellement vrai.

Je dirai que l’ « écoute critique » demande la prise en compte d’une zone qui s’étend au-delà du moi. Ces deux types d’écoutes sont aussi important l’un que l’autre.

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Enregistrement | Where Once we Walked


2-Retraite – Nature – Société – Observatoire

Henry Thoreau écrivait depuis une cabane perdue dans les bois. Il se rendait cependant tous les jours au marché et invitait régulièrement des amis à dîner. Suffisamment à l’écart de la ville pour méditer sur son temps, il en resta assez proche pour pouvoir observer ses contemporains à travers les feuilles…

A.B. Une grande partie de vos travaux ont été réalisés en marge de tout activité humaine, en retraite (mal de mer, quiet rêverie). Souhaitez-vous échapper à la ville, au présent, aux sons industriels et à la technologie?

MPW. Cela s’est passé pour moi à l’inverse. Je souhaitais prendre mes distances par rapport à la campagne et j’ai donc emménagé à Londres. Cela m’a beaucoup aidé dans mon travail: observer la même image sous un angle différent. Je ne pense absolument pas que mon travail soit une retraite ou une fuite. Les lieux dans lesquels j’aime travailler se situent souvent (pas toujours) à l’écart des environnements très fréquentés et chargés. Cependant ce sont des lieux dans lesquels il est pour moi possible de me confronter et de réfléchir à la condition humaine. J’aime beaucoup la fin du film Teorema de Pasolini. Le personnage s’enfuit de la ville mais là où il se retrouve est loin d’être idyllique. C’est l’expression de l’angoisse existentielle qui m’intéresse: la rencontre et la transformation de la soupe originelle qui subsiste en nous. Loin de m’enfuir, je cherche à me confronter aux angoisses d’aujourd’hui.





A.B. Pensez-vous qu’il ne soit possible de trouver la solitude qu’à l’écart de la ville et de l’activité humaine?

MPW : Je ne me suis jamais senti aussi seul qu’un jour où j’étais à Londres, assis sous un pont au bord de la Tamise. Je pouvais entendre les hélicoptères survoler la zone, plusieurs sirènes hurlaient et venaient s’échouer sous le pont dans une acoustique confuse et dévorante. Je me suis senti complètement seul, malgré l’importante activité industrielle et les milliers de gens et qui se trouvaient tout autour de moi. Je pense que cela souligne l’aspect de mon travail qui traite de l’esprit humain et qui se mélange à un rapport plus spontané avec l’Histoire, les lieux et le son. La solitude est un sujet complexe. On la retrouve dans la tradition littéraire américaine comme vous le mentionnez: chez Thoreau, chez Kerouac et jusqu’à Christopher McCandless. On retrouve chez ces auteurs la notion de fuite mais surtout l’idée de s’échapper, physiquement ou par l’esprit, pour se mesurer à quelque chose. Thoreau lui-même l’exprime bien quand il lance un débat sur l’univers et les limites de la technologie :

‘This whole earth which we inhabit is but a point in space. How far apart, think you, dwell the two most distant inhabitants of yonder star, the breadth of whose disk cannot be appreciated by our instruments’?

A.B. Dans votre projet intitulé Vent (“ventilation” en français) vous vous intéressez à un son 100% industriel. D’un côté on peut y voir un geste écologique : dévoiler au grand public l’existence de la ventilation tueuse: un bruit sournois qui écrase toute forme de vie sonore sur son passage. D’un autre côté, la collection d’enregistrements que vous proposez fait découvrir à l’auditeur la diversité et la beauté d’un son souvent négligé et tout à fait fascinant.

MPW : J’ai récemment donné une conférence à ce sujet. Vent marque une étape importante dans mon travail, dans la mesure où il implique uniquement des sons 100% urbains. Ce changement est apparu lors ma collaboration avec Peter Cusack, dans le cadre de son projet Favourite Sounds. Je me trouvais à Manchester pour y enregistrer une longue liste de sons obtenus auprès des gens qui avaient bien voulu nous décrire leur ‘son préféré’. Ce travail a eu une grande influence sur moi en me révélant comment il est possible de célébrer le chaos, le bruit et l’industriel dans une ville. J’ai grandi à la campagne et est probablement gardé avec moi des idées fausses comme celle qu’un paysage ‘hi-fi’ (d’après un terme de Murray Schafer), sous-entendu rural, aurait plus de valeur qu’un autre. De toute évidence, cela ne fait aucun sens. Mais cela m’a pris un certain temps pour m’en débarrasser. Vent est un moyen de me mesurer à moi-même et de mettre en valeur un visage de la ville souvent négligé, et qui mériterait d’être apprécié à sa juste valeur. Il existe de nombreux enregistrements audio de ventilation à travers le monde. Je trouve séduisante l’idée d’une ‘communauté internationale des ventilations’, qui pourrait mettre en commun ses efforts pour approfondir la connaissance de ces formidables ‘faiseurs de bruit’…


Vent by Mark Peter Wright

A.B Quelle est la nature et la mesure de la distance que vous prenez par rapport à la vie de tous les jours, pour vous créer un point de vue sur ce qui vous entoure ?

MPW. Je suis très intéressé par l’idée de distance, en particulier contextuelle: par le fait d’associer d’autres informations à la pièce centrale d’une œuvre. Je situe l’audience dans mon travail sur une sorte d’échelle graduée qui va d’ « auditeur isolé » à « auditeur informé ». Quand vous travaillez avec le passé, vous vous confrontez à une distance qui se créée naturellement. Au moment même où je vous parle, nous nous éloignons de ce qui a été dit au début de l’entretien… Comment revenir au début ? C’est ce qu’il y a de formidable dans l’enregistrement : pouvoir capturer un moment et le préserver. À travers mon travail, je m’intéresse à des faits passés précis, tout explorant les territoires reculées de notre esprit.

3-Technologie / Equipement / Réduction / Input / Output

La démarche de Thoreau se fonde sur l’idée de réduction : il décide de réduire ses besoins matériels pour étudier le rapport de l’Homme à la technique. JF Peyret compare la cabane de Thoreau à une machine à écrire: l’écrivain entre dans la cabane avec des idées qui en ressorte sous la forme de phrases.

A.B. Quelle sorte d’équipement utilisez-vous ? Seriez-vous capable de créer une œuvre sans vos appareils ? Êtes-vous un auditeur ‘augmenté’ ou un voyageur à l’oreille dénudée ?

MPW. Je ne suis pas « technique » pour un sous. Je ne sais même pas poser une étagère… L’instinct et les idées entrent toujours en jeu les premiers dans mes recherches, avant de décider de la solution technologie/forme qui convient. Mes projets récents se démarquent de plus en plus de la technique audio. Listening Acts par exemple est une série de photographies qui documentent des séances d’écoutes prolongées. Il s’agit d’étudier la dimension physique de l’écoute, l’impact et les traces que nous laissons sur un lieu et qu’un lieu peut laisser sur nous. Notes on Everyday Listening en est un autre exemple. Il s’agit d’un exercice de mémorisation sonore qui n’inclus que du texte. J’aimerai le publier dès l’année prochaine. Donc oui, la réduction est un aspect important de ma démarche, en particulier lorsqu’il s’agit de parvenir à un résultat final. Idéalement, j’aimerais parvenir à fusionner recherche, pratique, forme et technologie en une formule/expérience essentielle… une fois encore: du travail en perspective !

Pour en savoir plus sur le travail de Mark Peter Wright: www.markpeterwright.com

Visitez également Ear Room, dont le hub vous recommande vivement la lecture! www.earroom.wordpress.com

Travaux publiés ou diffusés de Mark Peter Wright: Published/Broadcast Works [Excerpts] by Mark Peter Wright

Antoine Bertin pour le hub.

11 September 2011 | admin @ 14:48