Re : Walden

Création(s) de Jean-François Peyret d’après les récits d’Henry David Thoreau.


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“Re : Walden” est une création à ‘géométrie variable’ présentée sous la forme d’une performance au Théâtre Paris-Vilette en Juin dernier (Re : Walden peut aussi prendre la forme d’une installation)

Mise en scène Jean-François Peyret,

Assistante à la mise en scène Julie Valero, avec Clara Chabalier, Jos Houben, Victor Lenoble, et Lyn Thibault,

Agents conversationnels H1 et D1,

Compositeur Alexandros Markeas,

Images Pierre Nouvel,

Dispositif Thierry Coduys,

Scénographie virtuelle Marie Fricout,

Développement de l’Interprète François Yvon LIMSI – CNRS,

Assistante pour l’Interprète Mélina Delmas,

Ingénieure SI et réseaux Estelle Senay,

Régie lumières Karine Hebrard,

Stagiaire vidéo Jérôme Mathieu,

Remerciements à Liliane Campos.

la cabane

la machine


Par Jean-François Peyret: Notes pour une nouvelle technique dramatique. (rires)

À l’attention des comédiens

1 — D’une cabane l’autre. Une question qui revient sans cesse : quelle taille elle aura votre cabane (n’est-ce pas, Jean ?) [Jean Nouvel]. Je réponds que je n’en sais encore rien, que cette cabane n’est pas une cabane («ceci n’est pas une cabane »). Bien sûr, elle aura une existence matérielle, mais je ne la vois pas comme une chose posée au milieu du plateau, dans laquelle les comédiens pourraient entrer, d’où ils pourraient sortir, une espèce de coulisse à vue… C’est surtout une idée, cosa mentale. Ou plutôt une machine. La cabane, la vraie, celle de Thoreau, n’était-ce pas d’abord une machine et une machine à écrire (une métaphore, je l’accorde) ? Thoreau s’y retire autant pour écrire (son Journal et il commence Walden) que pour faire l’expérience de la vie «diminuée » dans les bois. Autant ? La vie dans les bois est prétexte à littérature ; le livre n’est pas un simple compte rendu d’expérience, c’est une dévoration. On sent chez Thoreau écrivain ce désir, cette faim de tout dire ; car pour cet homme qui salue le soleil levant, qui s’identifie volontiers à Chantecler, tout n’a pas encore été dit et l’on ne vient pas trop tard. Il faut se lever tôt car tout est à dire. Dévoration ou input/output. L’expérience « existentielle » que fait Thoreau dans sa cabane, la nature à laquelle il s’offre et qui s’offre à lui pour être exaltée et pour être connue (Thoreau darwinien), tout cela doit entrer dans la machine et ressortir en phrases. Cette expérience, une belle manip littéraire. Un beau coup au demeurant. À nous de jouer : à manip, manip et demie ?

2 — D’une expérience l’autre. Thoreau experimentalist. Car l’expérience, il la fait bel et bien, et à une expérience, il faut répondre par une expérience. La cabane est un livre ; elle est expérience de littérature. Écriture concentrée, lecture profonde. Imaginons que notre cabane-machine interroge l’expérience littéraire du XIXe siècle à partir de l’expérience que font nos cerveaux d’aujourd’hui, ce qui se formulerait, dans les termes de Nicholas G. Carr et de son fameux article 6, par la révolution numérique et les mutations qu’elle impose à nos cerveaux. Soit : Thoreau fait une expérience de vie (expérience de vie comme on parle d’expérience de pensée) : aller vivre seul dans les bois autour d’un étang et change cette expérience en mots. Si notre théâtre va vivre « dans » Thoreau (comme on dit vivre « dans » les bois) quelle expérience pouvons- nous inventer ? À la machine livre, on peut imaginer de répondre par une machine numérique. Input/output : on y entre « du » Thoreau, du matériau Thoreau qui augmentera notre machine ; il en ressort… quoi au juste ? Difficile à dire avant que l’expérience ne soit faite. La cabane comme moulin à paroles, boîte à images, boîte à musique… Quelle expérience pour les cerveaux des spectateurs ? Il faudra inviter Nicholas Carr.

3 — Thoreau/Turing. Depuis que Turing (Alan) a fait son entrée dans notre théâtre, deux sujets nous occupent: le rapport du vivant et de l’artificiel et le dialogue homme/ machine, qui en est l’un des aspects. Par exemple, augmenter le comédien, l’équiper d’appareils, c’est, en l’artificialisant, aller, à la suite de Beckett, au bout de la dissociation du corps et de la voix, au bout de ce processus de désincarnation de la parole. Cela mériterait une longue réflexion qui sera pour un autre jour. C’est aussi toucher à ce qui fait le fonds de commerce du théâtre, le dialogue, le dialogue interhumain, entre deux ou plusieurs sujets parlants, avec le moindre « bruit » possible entre eux, dans la transparence la plus grande. Il faut reconnaître que les conditions de ce dialogue ont fortement évolué sous la pression des innovations techniques. La machine s’interpose entre les interlocuteurs, peut les séparer physiquement (crise exquise et fondamentale de la présence réelle) ou les réunir par machine interposée et à distance, etc., etc. Le phénomène existe depuis l’invention de l’écriture, première mécanisation de la parole, première dissociation de la voix et du corps – n’est-ce pas Socrate ? – mais avouons que les choses se sont pas mal gâtées ces derniers temps. Même l’expression oxymorique de dialogue homme/machine ne nous étonne plus ; on ne voit même plus combien elle est attentatoire à l’idée de dialogue, par essence le propre ou l’un des propres de l’homme. Que s’est-il passé ?

4 — Les machines pensent-elles (comme des humains) ? On pourrait se faire à l’idée du dialogue homme/machine, à la condition – les concessions commencent – que les machines se comportent, c’est-à-dire pensent comme des humains. « Les machines pensent-elles ? » Turing, on s’en souvient, a feint (mais le leurre était son fort) de vouloir répondre à la question dans son fameux article de 1950. On a cru comprendre l’astuce de la réponse, qui, au passage, donna lieu à l’invention du « Test de Turing » ; si, dans un jeu de question/réponse, on imagine qu’un joueur interroge un homme et une machine et qu’il ne peut pas faire la différence entre l’homme et la machine, alors on peut dire que la machine pense. On a cru comprendre que dans ce jeu de l’imitation, c’était la machine qui imitait l’homme (elle réussissait cette imitation puisqu’il était devenu difficile de les distinguer) ; mais c’est l’inverse qui se passe : l’homme ayant le droit de mentir ou de tâcher de tromper le joueur, c’est lui qui doit apporter la preuve qu’il pense comme une machine ou du moins qu’il a compris comment pensent (ou plutôt ne pensent pas) les machines.

5 — Les hommes sont-ils capables de penser (comme des machines) ? ” Je veux être une machine “, dit l’Hamlet de Heiner Müller. Pour ma part, je voudrais que le comédien dise qu’il veut penser comme une machine. Par là, il nous aiderait à comprendre comment pensent les machines (comment on les fait penser, si ça vous rassure). Je le disais : le comédien est bien placé pour le faire : étant lui-même une sorte de machine, une machine à mémoire – le doute pèse de savoir si l’on peut penser qu’il pense ce qu’il dit (vaste programme) – et étant un imitateur professionnel, il doit pouvoir se mettre dans la peau de la machine, non ? Pourquoi est-il urgent de comprendre la pensée des ma-chines ? Parce que nous vivons dans un nouveau monde (O brave new world !). Parce que les machines díaujourd’hui ne sont plus de simples instruments (machines à laver, à écrire) qui font un certain nombre de tâches à notre place. Les machines sont désormais un milieu dans lequel nous avons à évoluer, auquel nous avons à nous adapter, et qu’elles font des opérations non à la place de nos jambes, nos bras, nos mains, mais à la place de notre cerveau. Thoreau avait déjà remarqué que ce n’était pas nous qui nous servions des machines, mais les machines qui se servaient de nous. Et si elles se servaient de nous pour penser ? En tout cas, elles nous imposent leur programme, dessinent la plupart de nos opérations  cognitives. Donc, penser avec des machines implique de penser comme des machines. Question de survie ?

6 — Une nouvelle technique dramaturgique ? Il nous plairait (style soutenu) que le théâtre permette de -  mieux – pénétrer l’intimité des machines, et que notre dramaturgie invente une manière d’explorer cette nouvelle forme de dialogue, de l’analyser. Que le comédien se mette dans la machine (ça ne le changera pas tant que ça) et tâche de dialoguer comme fait la machine. Comment ? Les machines ´ parlent ª bizarrement : la machine ne répond pas au sens de la proposition énoncée par son interlocuteur, le dialogue ne progresse pas linéairement et logiquement, n’échange pas d’arguments. Non, vous lui dites quelque chose, et elle est un peu indifférente à vos attentes des sens ; elle rêvasse, la machine, elle va chercher dans ses réserves, dans ses données un mot-clé à quoi ce que vous lui avez dit la fait penser, et elle ´ produit ª un énoncé qui a du sens, certes, mais qui ne ´ répond ª pas, qui n’est pas ´ ajusté ªà l’énoncé de son interlocuteur. Cela ne tombe pas juste, mais cela ne tombe pas si loin, et c’est cela qui a des effets ´ poétiques ª. Le dialogue au théâtre níayant pas besoin d’être mimétique du dialogue réel, nous faisons un pari : indépendamment des possibles retombées poétiques que je viens d’évoquer ou sur lesquelles je spécule, ce dialogue artificiel doit ouvrir de nouvelles façons de penser (terra incognita, carrément), être porteur de transformations, mutations cérébrales à ce jour incalculables. Une petite révolution technique síimpose donc à líacteur : s’il veut parler avec la cabane augmentée (car cette cabane, un spectateur peut, de sa place, écouter, voir ce qu’elle a à lui dire, montrer, faire entendre, mais les comédiens peuvent aussi interagir, dialoguer avec elle, on l’a compris), il faut qu’il invente un nouvel usage de sa mémoire : il faudra qu’il imite la machine, considère sa mémoire comme une base de données, dans laquelle il ira piocher, s’il a un peu le génie de l’association d’idées ou de mots, la réponse à apporter. Il n’y a plus qu’à le faire.


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8 July 2011 | admin @ 19:42